SUICIDE AU PARC
Il
y a neuf ans, mon ami Stéphane, qui est depuis trente-quatre ans mon collègue,
fut atteint par le virus de l'automobile.
Stéphane
avait bien une 6oo mais jusqu'alors il n'avait présenté aucun des symptômes de
cette terrible maladie.
Son
cours en fut rapide. Comme lors des grandes et funestes amours qui s'emparent
de l'homme, Stéphane en quelques jours seulement devint l'esclave de son idée
fixe et ne savait plus parler d'autre chose.
L'automobile.
Non pas la petite voiture d'usage quotidien à laquelle on ne demande que de
rouler tant bien que mal, mais la voiture de race, symbole de succès,
affirmation de la personnalité, domination du monde, agrandissement de
soi-même, instrument d'aventures, emblème, en somme, du bonheur codifié de notre
temps.
Le
désir ensuite, l'envie folle, l'idée fixe, l'obsession d'une voiture d'élite,
très belle, puissante, ultime, difficile, surhumaine, à faire se retourner les
milliardaires dans la rue.
Etait-ce
un sentiment de vanité, puéril ou idiot ? Je ne saurais le dire. Je ne l'ai pas
éprouvé. Et il est toujours téméraire de juger le cœur des autres. Dans le
monde d'aujourd'hui des milliers d'hommes sont contaminés par cette maladie ;
leur souci n'est pas la sérénité d'une famille, un travail riche de satisfactions
et rémunérateur, la conquête de l'aisance ou du pouvoir, un idéal d'art, un
dépassement spirituel. Non, pour eux, leur rêve suprême, c'est la hors-série
comme ci et comme ça sur laquelle divaguent pendant des heures dans le bar à la
mode, les fils à papa bronzés et les petits industriels arrivés. Seulement
Stéphane gagnait peu et l'objet de ses délires quotidiens restait
abominablement lointain.
Avec
son idée fixe Stéphane se tourmentait, cassait les pieds de ses amis et
inquiétait Faustina, sa femme. une gentille et gracieuse petite créature, trop
amoureuse de lui.
Combien
de soirs, chez lui, j'ai dû assister à de longues et pénibles conversations.
« Elle te plaît
? » demandait-il anxieux en tendant
à Faustina un dépliant publicitaire de je ne sais quelle incroyable voiture.
Elle
jetait à peine un coup d'œil, juste pour dire, car elle savait comment ça
allait se passer.
« Oui.
elle me plaît, répondait-elle.
-
Elle te plaît vraiment ?
-
Mais oui.
- Elle
te plaît vraiment beaucoup ?
-
Je t'en prie, Stéphane », et elle lui souriait comme on le fait à un
malade irresponsable.
Alors
lui, après un long silence :
"Tu
sais combien elle coûte ?"
Faustina
tentait de plaisanter :
« J'aime
mieux ne pas le savoir.
-
Pourquoi ?
-
Tu le sais mieux que moi, mon trésor. Parce qu'un semblable caprice, nous ne
pourrons jamais nous le permettre.
-
Voilà ! » Stéphane se cabrait. « Toi... rien que pour me
contrarier... avant même de savoir...
-
Moi te contrarier ?
-
Oui, oui parfaitement, on dirait que tu le fais exprès, ma parole... Tu sais
que c'est mon faible, tu sais combien j'y tiens, tu sais que ce serait ma plus
grande joie... et toi, au lieu de me donner de l'espoir, tu n'es capable que de
te moquer...
-
Tu es injuste. Stéphane, je ne me moque pas du tout de toi.
-
Avant même de savoir ce que coûte cette voiture, tu te braques tout de suite
contre. »
Et
ça durait des heures...
Je
me souviens qu'un jour, tandis que son mari ne pouvait nous entendre, Faustina
me dit :
« Croyez-moi
si vous le voulez, cette histoire de voiture est devenue une croix pour moi. A
la maison désormais c'est le seul sujet de conversation, du matin au soir
Ferrari, Maserati, Jaguar, que le diable les emporte ! comme s'il allait les
acheter le lendemain... Je ne sais plus quoi en penser, je ne le reconnais
plus, vous vous souvenez, vous aussi, quel garçon merveilleux Stéphane était
jadis ? Quelquefois je me demande s'il n'a pas un grain. Vous croyez que ce
serait possible ? Nous sommes jeunes, nous nous aimons. Nous avons de quoi
vivre gentiment. Pourquoi devons-nous nous empoisonner l'existence ? Je vous
jure que pour en finir, pour le voir enfin heureux avec sa maudite
« hors-série » je vous jure que je serais presque disposée à... ne
m'en demandez pas plus… » et elle éclata en sanglots.
Folie
? Aliénation mentale ? Qui sait. J'aimais bien Stéphane. Peut-être que la
voiture dont il rêvait représentait à ses yeux quelque chose que nous ne
pouvons comprendre, quelque chose qui allait au delà de la consistance concrète
d'une automobile aussi belle et parfaite soit-elle, comme un talisman, comme la
clef qui ouvre les portes réticentes du destin.
Jusqu'au
jour où Stéphane m'apparut - je ne l'oublierai jamais, nous nous étions donné
rendez-vous à Saint-Babylas - m'apparut donc au volant d'une automobile comme
je n'en avais encore jamais vu. Elle était bleue, longue, basse, neuve, à deux
places, souple et sinueuse, toute tendue et ramassée vers l'avant. A vue-d'œil
cinq millions au bas mot ; où Stéphane pouvait-il avoir pêché cet argent ?
« C'est
à toi ? » lui demandai-je.
Il
fit signe que oui.
« Fichtre
! Mes compliments. Alors tu l'as eue finalement ?
-
Bah ! tu sais... à force de faire des économies de-ci, de-là... »
Je
tournai autour de la voiture pour la regarder. Je n'en reconnaissais pas la
marque. A l'extrémité du coffre il y avait une espèce d'écusson avec un
entrelacs compliqué d'initiales.
« Qu'est-ce
que c'est comme voiture ?
-
Anglaise, dit-il, une occasion formidable. Une marque presque inconnue, une
variante de la Daimler. »
Tout
y était merveilleux, même pour moi qui n'y connais pas grand-chose ; la ligne,
le grain de la carrosserie, le relief hardi des roues, la précision des
finitions, le tableau de bord qui ressemblait à un autel, les sièges de cuir
luisant et noir, doux comme le vent d'avril.
« Allez,
monte, dit-il, que je te la fasse essayer. »
Elle
ne rugissait pas, elle ne pétaradait pas, elle exhalait seulement des soupirs,
une respiration d'athlète délicieuse à entendre, et à chaque soupir les maisons
sur les côtés fuyaient en arrière comme affolées.
« Qu’est-ce
que tu en dis ? »
-
Stupéfiant, répondis-je ne trouvant rien de mieux. Et dis-moi. Faustina,
qu’est-ce qu’elle en pense ? »
Pendant
un bref instant son visage se rembrunit.
Il
se tut.
« Pourquoi ?
Faustina n’est pas d’accord ?
-
Non, répondit-il. Faustina est partie. »
Silence.
« Elle
est partie. Elle a dit qu’elle n’en pouvait plus de vivre avec moi.
-
La raison ?
-
Oh ! va donc comprendre les femmes ! » Il alluma une cigarette.
« Je me figurais qu’elle était amoureuse de moi pourtant.
-
Je pense bien qu’elle t’aimait.
-
Et pourtant elle est partie.
-
Où ? Elle est retournée dans sa famille ?
-
Sa famille n’en sait rien. Elle est partie. Je n’ai plus de nouvelles. »
Je
le regardais. Il était un peu pâle. Mais tout en me parlant il étreignait
voluptueusement le cercle du volant, il caressait le pulpeux levier de
changement de vitesse, son pied sur l’accélérateur allait et venait avec la
tendresse de celui qui effleure un corps aimé. Et la voiture, à chaque geste
palpitait de façon juvénile, glissait avec souplesse. Nous sortîmes de la ville
et Stéphane pris l’autoroute de Turin où l’on arriva en moins de trois quarts
d’heure. Une course folle ; toutefois, contrairement à mon habitude, je
n’avais pas peur, tant cet engin vous donnait une sensation de domination. De
plus : il semblait que la machine s’abandonnât à la volonté de Stéphane,
interprétant et anticipant ses désirs secrets. Et pourtant Stéphane me mettait
en colère. Il avait sa voiture, bon, son désir frénétique était assouvi,
parfait. Mais Faustina cette adorable femme l’avait planté là. Et il n’en
faisait pas un drame.
Quelque
temps après, je dus partir et fus absent assez longtemps. A mon retour, comme
cela arrive, ma vie s’organisa de façon différente. Je revis Stéphane, oui,
mais pas aussi souvent qu’avant. Lui, entre-temps avait trouvé un nouveau
travail, il gagnait bien sa vie, il courait le monde avec sa hors-série. Et il
était heureux.
Les
année passèrent. Stéphane et moi nous continuions à nous voir mais comme ça, en
passant. A chaque rencontre je lui demandais des nouvelles de Faustina et il me
disait qu’elle avait bel et bien disparu pour toujours, je lui demandais des
nouvelles de sa voiture et il me répondait que oui, bien sûr, c’était toujours
une bonne voiture, mais elle commençait à donner des signes d’usure, à tout
bout de champ il fallait la conduire au garage et il n’y avait guère de
mécaniciens capables de comprendre quelque chose à ce moteur étranger.
Et
puis je lus cette nouvelle sur le journal :
Après avoir traversé
le cours Garibaldi puis la rue Montebello, à une vitesse croissante, la voiture
a tourné à gauche, puis à droite, empruntant la rue Elvezia et enfin elle s’est
jetée contre les vieilles ruines du château des Sforza qui se dressent devant
le parc. Elle prit feu et fut entièrement carbonisée.
Il reste à expliquer
comment cette voiture, abandonnée à elle-même, a pu parcourir cet itinéraire en
zigzag sans rencontrer d’obstacles malgré la circulation intense ; et
comment elle a pu accélérer de plus en plus son allure.
Parmi les personnes
présentes, il y en a qui ont remarqué cette voiture sans chauffeur.
Quelques-unes ont pensé que le conducteur, pour faire une face, s’était baissé
sous le volant, en contrôlant la route au moyen d’un rétroviseur. Leurs
témoignages concordent effectivement : cette voiture ne semblait pas
abandonnée à elle-même mais conduite avec décision et très habilement. On a
remarqué qu’elle avait évité d’un cheveu, par un brusque écart, un cyclomoteur
qui débouchait dans la rue Canonica.
Nous ne donnons ces
détails qu’à titre d’information. Des épisodes de ce genre ne sont pas rares et
il s’en est même produit plusieurs dans notre ville. Il n’y a pas besoin de
recourir à des hypothèses surnaturelles pour les expliquer.
Quant au
propriétaire de la voiture, identifié grâce à la plaque numéralogique, il
s’agit de Stéphane Ingrassia, quarante-cinq ans, agent de publicité, domicilié
au n°12 de la rue Manfredi.
Il
a confirmé qu’il avait bien laissé l’auto non gardée devant le bar de la rue
Moscova mais il nie avoir laissé le moteur en marche.
Lorsque j’eus fini de lire, je me précipitai à la
recherche de Stéphane. Je le trouvai chez lui, plutôt bouleversé.
« C’était elle » demandai-je.
Il fit signe que oui.
« C’était Faustina ?
- Oui, c’était Faustina, pauvre petite. Tu l’avais
compris, toi ?
- Je ne sais pas. Je me le suis demandé parfois, mais je
trouvais cela tellement absurde…
- Absurde, oui dit-il en se cachant la figure dans ses
mains. Pourtant dans le monde il arrive que l’amour fasse de ces miracles… Une
nuit, il faut que je te le dise… il y a neuf ans… une nuit que je la tenais
dans mes bras… Une chose terrible et merveilleuse. Elle s’est mise à pleurer et
à trembler et elle se raidissait et puis elle s’est mise à gonfler… Et elle a
juste le temps de sortir dans la rue. Autrement elle n’aurait jamais pu passer
par la porte après. Heureusement, dehors, il n’y avait personne. Une question
de minutes. Et puis elle était là qui m’attendait au bord du trottoir, flambant
neuf. Le vernis avait la même odeur que son parfum préféré. Tu te souviens
comme elle était belle ?
Et alors ?
Je suis un salaud, une ordure… Ensuite elle a vieilli, le
moteur tirait mal, à chaque instant il y avait des pannes. Et puis personne ne
la regardait plus dans les rues. Alors j’ai commencé à penser : est-ce
qu’il ne serait pas temps de la changer ? Je ne pourrais pas continuer
encore longtemps avec cette ferraille… Tu comprends quel cochon, quel dégoûtant
j’étais ? Et tu sais où j’allais hier quand je me suis arrêté rue
Moscova ? Je l’emmenais chez un revendeur de voitures et je voulais en
acheter une nouvelle ; c’est abominable, pour cent cinquante mille lires
j’allais vendre ma femme alors qu’elle avait sacrifié sa vie pour moi…
Maintenant tu sais pourquoi elle s’est tuée. »
Dino
Buzzati (1906-1972). Italie. Traduit
par Jacqueline Remillet.
Nouvelle extraite de Le K
illustration de Michel Serre, extraite de L'automobile
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