La
lettre, un accessoire de comédie ?
Déguisé en
soldat, le comte Almaviva, amoureux de Rosine, vient de
s’introduire chez son
tuteur Bartholo, vieillard jaloux quoi veut épouser la jeune
fille. Le comte
demande à se faire héberger. Une dispute
s’ensuit avec Bartholo. Rosine, qui
n’a encore jamais vu le visage du comte, arrive sur ces
entrefaites…
BARTHOLO,
LE COMTE, ROSINE.
ROSINE. -
Que puis-je pour Votre service, monsieur le soldat ?
LE COMTE. - Une petite bagatelle, mon enfant. Mais s'il y a de
l'obscurité dans
mes phrases...
ROSINE. - J'en saisirai l'esprit.
LE COMTE, lui montrant la lettre. -
Non, attachez-vous à la lettre, à la lettre. Il
s'agit seulement... mais je dis
en tout bien tout honneur, que vous me donniez à coucher ce
soir.
BARTHOLO. - Rien que cela ?
LE COMTE. - Pas davantage. Lisez le billet doux que notre
maréchal des logis[1]
vous écrit.
BARTHOLO. - Voyons. (Le comte cache la
lettre, et lui donne un autre papier. Bartholo lit.) "
Le docteur Bartholo recevra,
nourrira, hébergera, couchera... "
LE COMTE, appuyant. - Couchera.
BARTHOLO. - "Pour une nuit seulement, le nommé Lindor dit
l'Ecolier,
cavalier du régiment..."
ROSINE. - C'est lui, c'est lui-même[2].
BARTHOLO, vivement, à Rosine.
-
Qu'est-ce qu'il y a ?
LE COMTE. - Eh bien, ai-je tort à présent,
docteur Barbaro ?
BARTHOLO. - On dirait que cet homme se fait un malin plaisir de
m'estropier[3]
de toutes les manières possibles. Allez au diable, Barbaro,
Barbe à l'eau ! Et
dites à votre impertinent maréchal des logis que,
depuis mon voyage à Madrid,
je suis exempt de loger des gens de guerre.
LE COMTE, à part. -
ô Ciel ! Fâcheux
contretemps !
BARTHOLO. - Ah, ah, notre ami, cela vous contrarie et vous
dégrise[4]
un peu ! Mais n'en décampez pas moins à l'instant.
LE COMTE – […] Décamper! Si vous
êtes exempt de gens de guerre, vous n'êtes pas
exempt de politesse, peut-être ? Décamper!
Montrez-moi votre brevet d'exemption[5]
; quoique je ne sache pas lire, je verrai bientôt...
BARTHOLO.
- Qu'à cela ne tienne. Il est dans ce bureau.
LE COMTE, pendant
qu'il y va, dit, sans
quitter sa place. -
Ah ! Ma belle
Rosine !
ROSINE. - Quoi ! Lindor, c'est vous ?
LE COMTE. - Recevez au moins cette lettre.
ROSINE. - Prenez garde, il a les yeux sur nous.
LE COMTE. - Tirez votre mouchoir, je la laisserai tomber. (Il s'approche.)
BARTHOLO. - Doucement, doucement, seigneur soldat; je n'aime point
qu'on
regarde ma femme de si près.
[…][ Il s’ensuit une
altercation ;
le Comte fait mine de provoquer Bartholo à se battre]
LE COMTE. […] Figurez-vous (poussant
le
docteur) d'abord que l'ennemi est d'un
côté du ravin, et les amis de
l'autre. (A Rosine, en lui montrant la
lettre.) Sortez le mouchoir. (Il
crache à terre.) Voilà le ravin, cela
s'entend. (Rosine tire son mouchoir, le comte
laisse tomber sa lettre entre elle
et lui.)
BARTHOLO, se baissant. - Ah, ah !
LE COMTE la reprend et dit. -
Tenez... moi qui allais vous apprendre ici les secrets de mon
métier... Une
femme bien discrète, en vérité! Ne
voilà-t-il pas un billet doux qu'elle laisse
tomber de sa poche ?
BARTHOLO. - Donnez, donnez.
LE COMTE. - Dulciter[6],
papa ! Chacun son affaire. […]
ROSINE avance la main. - Ah ! Je
sais
ce que c'est, monsieur le soldat.
Elle prend la lettre, qu'elle cache dans
la petite poche de son tablier.
BARTHOLO. - Sortez-vous enfin ?
LE COMTE. - Eh
bien, je sors. Adieu,
docteur ; sans rancune. […] Il
sort.
Le
Barbier de Séville, 1775, Beaumarchais,
acte II scène XIV.
[1] Maréchal des logis : officier de l’armée ; il est chargé ici de veiller à l’hébergement des soldats
[2] Lindor : c’est sous ce nom que le Comte s’est présenté à Rosine, en lui chantant une romance sous le balcon.
[3] M’estropier : écorcher mon nom. Le Comte a déjà appelé Bartholo successivement Balordo, Barque à l’eau, Barbe à l’eau.
[4] Vous dégrise : le Comte fait en effet semblant d’être gris, ivre
[5] Brevet d’exemption : document officiel prouvant que Bartholo est dispensé de loger des soldats en campagne.
[6] Dulciter : doucement, en bas latin